Étienne Balibar: Pensare (a) Gaza

EuroNomade - Monday, September 22, 2025

di ÉTIENNE BALIBAR e LUCA SALZA.

Questa intervista a Étienne Balibar di Luca Salza, anticipata sul suo blog, è in corso di pubblicazione sulla rivista K – revue transeuropéenne de philosophie et arts. L’intervista è stata realizzata fra l’8 e il 13 settembre 2025.

LS : Je commencerai par une question philosophique, simple et terrible, qui tourmente beaucoup d’entre nous aujourd’hui. Comment et que peut-on penser face à ce qui se passe à Gaza ? Comment penser Gaza ? Comment penser à Gaza ? En somme, qu’est-ce que la pensée vaut face à un génocide ?

EB : Je viens à ta question, terrible mais pas simple du tout, mon cher Luca. Mais auparavant je veux te dire les sentiments qui m’ont fait accepter votre proposition, malgré les difficultés et les risques qu’elle comporte. D’abord il y a ceci que, pour la première fois, je vais contribuer par écrit au travail d’une revue que j’admire, et dont je souhaite qu’elle fasse longtemps entendre sa voix. Une voix que menace toujours d’offusquer celle qui s’en est approprié le nom sans aucun scrupule, à des fins de plus en plus consternantes. Et surtout il y a ce sentiment de colère et de désespoir, ce bouleversement de toutes nos certitudes que suscite le nom de Gaza et que je partage avec vous, qu’exprime bien votre appel à contribution, sous l’invocation de Mahmoud Darwich.

C’est de lui en effet, et de quelques autres (dont son ami Edward Said) qu’il faut essayer de retrouver l’inspiration pour ne pas redoubler le crime en cours d’un lamentable silence. Parler pour dire son impuissance est terriblement humiliant, mais se taire est impossible. C’est déjà de la complicité. J’ai lu les questions que tu me proposes, et j’ai tout de suite compris que je serais trop « court », dans tous les sens du terme, pour y répondre convenablement. Mais j’ai compris aussi que je ne devais pas me dérober. Je les prends donc toutes, et je dis ce que je peux. Worüber man nicht sprechen kann [oder denken], darüber muss man [doch nicht] schweigen!

Penser Gaza, penser à Gaza, demandes-tu ? Malgré les images et récits qui filtrent (des journalistes y laissent quotidiennement leur vie), nous n’y sommes pas, dans Gaza, sous les bombes et devant les chars, en train de voir nos maisons rasées, nos enfants mourants de faim, nos blessés achevés jusque dans les hôpitaux, et d’enterrer nos morts à même la terre nue. Nous ne pouvons qu’y penser nuit et jour, en ressassant notre horreur.

Nous prendre la tête en faisant l’histoire du « conflit » israélo-palestinien, cherchant ce qui l’a rendu inexpiable et ce qui l’a soustrait à tout rapport de forces réversible. Essayant de tout savoir du plan d’extermination et de sa mise en œuvre, mais aussi de la résistance, car elle subsiste sous les décombres, dans les gestes de défi ou les signaux de détresse des condamnés à mort. Dans leur dignité face aux assassins. Pour que le monde sache. Pour qu’il se souvienne, à défaut de s’être opposé.

Mais je comprends bien que ta question va au-delà du fait de penser ce qui a lieu. Elle porte sur son contenu de vérité et sa portée morale : que sommes-nous capables de penser, qui nous engage, et de quelles pensées vraiment nécessaires disposons-nous encore, quand nous disons Gaza ? Je crois qu’il faut admettre que ce sera toujours trop peu et à côté de l’énormité du crime. Un crime dont nous sommes aussi partie prenante, ne l’oublions jamais. Il faut écarter les excuses, les protections et les précautions, c’est la condition pour qu’on débouche non seulement sur une qualification de circonstance, mais sur des questions radicales, dont les réponses seront longues à trouver et à ajuster.

Ta formulation comporte une indication précieuse en ce sens : « qu’est-ce que la pensée vaut face à un génocide ? » La pensée vaut ce qu’elle peut : rien ou quelque chose selon qu’elle prend la mesure de son dénuement et de son exigence. Car génocide est l’un des noms de cette extrémité qui subvertit la rationalité au sens ordinaire, déborde la déduction, la représentation, l’évaluation du pour et du contre. Mais que veut dire, en l’occurrence, « un » génocide ? Que tous les critères, les marques distinctives énumérées dans sa définition juridique et repérables par analogie historique sont constatées ?

Sans doute, et cela fait beau temps que seuls des valets et des portevoix de l’assassin, ou des « amis du peuple juif » pour qui la vérité compte moins qu’une solidarité communautaire aveuglée, s’obstinent à en nier la réalité. Au prix de l’abjection. Hélas Gaza n’est pas un génocide « possible », à discuter, à venir et à prévenir : c’est un génocide en marche, exécutésous nos yeux avec une inflexible détermination et sans véritable opposition, dont seule demeure encore incertaine la solution finale.

Déjà Gaza n’existe plus, tandis que sur ses ruines errent deux millions de spectres privés de nourriture, chassés d’un point d’extermination à un autre… Mais dire « un génocide » suggère aussi qu’il faut comparer. Des génocides, il n’y en a pas tous les jours et pas n’importe où, mais il y en a d’autres que Gaza, dans le passé et même dans le présent : au Soudan, pour n’en nommer qu’un dont l’occultation, à beaucoup d’égards, est aussi insupportable que l’exposition de Gaza, et fait partie d’une même catastrophe (je vais y revenir). La pulsion de mort parcourt le monde en y semant la dévastation et les cadavres. Mais dire cela, ce n’est que donner un autre nom au problème.

Cependant chaque génocide – quelle expression : chaque génocide ! – a des caractéristiques historiques, politiques et morales uniques, et ce sont elles qu’il faut « penser ». Ce qui notamment fait l’unicité de Gaza, et provoque en nous le sentiment d’une contradiction insupportable, ce n’est pas seulement le fait que le génocide soit perpétré par des Juifs qui (pour certains au moins) sont les descendants des victimes de la Shoah – le génocide des génocides. Mais c’est le fait que celle-ci, après que sa mémoire ait été institutionnalisée, soit instrumentalisée pour préparer, motiver, organiser et faire accepter Gaza.

La Shoah en tant qu’événement destructeur et fondateur, indissociable aujourd’hui de ce que Jean-Claude Milner a appelé « le nom Juif », et par où ce nom et ceux qui le portent sont, qu’ils le veuillent ou non, attachés à un exemple sans équivalent d’anéantissement de l’homme par l’homme, témoins de sa monstrueuse possibilité, avertisseurs de sa répétition, ne cesse de participer à la justification du génocide de Gaza commis par Israël : en soutenant l’affirmation que les « victimes du génocide » ne sauraient évidemment le perpétrer à leur tour, mais aussi, contradictoirement, en les autorisant à franchir impunément toutes les limites du droit et de l’humanité pour se « protéger » eux-mêmes de son retour éternel, dont ils se disent ou se croient menacés.

« Pas nous » et « seulement nous », proclament les Israéliens selon les besoins de leur autojustification, en invoquant Auschwitz et les pogroms qui l’ont préparé. Ainsi, dans une causalité « diabolique » (Poliakov), la Shoah engendre Gaza par l’intermédiaire de ses héritiers, et donc y perd son sens, non seulement pour les Juifs, mais pour nous tous[2]. Comment allons-nous pouvoir situer cette tragédie dans l’histoire, ou dans le « réel », et comment allons-nous réagir ? Qu’est-ce que nous en ferons dans nos pensées et dans nos vies ?

Je dis que c’est ce qu’il faut « penser », mais je ne sais pas trop comment, par quelle logique. Car c’est à la fois le ressort de son effroyable efficacité (qui osera contredire les héritiers de la Shoah ?), et le renversement de toutes les valeurs, morales et intellectuelles (qui osera encore proférer le « plus jamais ça » ?). Notre conversation aidera peut-être à sortir de ce blocage.

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