Étienne Balibar: Pensare (a) Gazadi ÉTIENNE BALIBAR e LUCA SALZA.
Questa intervista a Étienne Balibar di Luca Salza, anticipata sul suo blog, è in
corso di pubblicazione sulla rivista K – revue transeuropéenne de philosophie et
arts. L’intervista è stata realizzata fra l’8 e il 13 settembre 2025.
LS : Je commencerai par une question philosophique, simple et terrible, qui
tourmente beaucoup d’entre nous aujourd’hui. Comment et que peut-on penser face
à ce qui se passe à Gaza ? Comment penser Gaza ? Comment penser à Gaza ? En
somme, qu’est-ce que la pensée vaut face à un génocide ?
EB : Je viens à ta question, terrible mais pas simple du tout, mon cher Luca.
Mais auparavant je veux te dire les sentiments qui m’ont fait accepter votre
proposition, malgré les difficultés et les risques qu’elle comporte. D’abord il
y a ceci que, pour la première fois, je vais contribuer par écrit au travail
d’une revue que j’admire, et dont je souhaite qu’elle fasse longtemps entendre
sa voix. Une voix que menace toujours d’offusquer celle qui s’en est approprié
le nom sans aucun scrupule, à des fins de plus en plus consternantes. Et surtout
il y a ce sentiment de colère et de désespoir, ce bouleversement de toutes nos
certitudes que suscite le nom de Gaza et que je partage avec vous, qu’exprime
bien votre appel à contribution, sous l’invocation de Mahmoud Darwich.
C’est de lui en effet, et de quelques autres (dont son ami Edward Said) qu’il
faut essayer de retrouver l’inspiration pour ne pas redoubler le crime en cours
d’un lamentable silence. Parler pour dire son impuissance est terriblement
humiliant, mais se taire est impossible. C’est déjà de la complicité. J’ai lu
les questions que tu me proposes, et j’ai tout de suite compris que je serais
trop « court », dans tous les sens du terme, pour y répondre convenablement.
Mais j’ai compris aussi que je ne devais pas me dérober. Je les prends donc
toutes, et je dis ce que je peux. Worüber man nicht sprechen kann [oder denken],
darüber muss man [doch nicht] schweigen!
Penser Gaza, penser à Gaza, demandes-tu ? Malgré les images et récits qui
filtrent (des journalistes y laissent quotidiennement leur vie), nous n’y sommes
pas, dans Gaza, sous les bombes et devant les chars, en train de voir nos
maisons rasées, nos enfants mourants de faim, nos blessés achevés jusque dans
les hôpitaux, et d’enterrer nos morts à même la terre nue. Nous ne pouvons qu’y
penser nuit et jour, en ressassant notre horreur.
Nous prendre la tête en faisant l’histoire du « conflit » israélo-palestinien,
cherchant ce qui l’a rendu inexpiable et ce qui l’a soustrait à tout rapport de
forces réversible. Essayant de tout savoir du plan d’extermination et de sa mise
en œuvre, mais aussi de la résistance, car elle subsiste sous les décombres,
dans les gestes de défi ou les signaux de détresse des condamnés à mort. Dans
leur dignité face aux assassins. Pour que le monde sache. Pour qu’il se
souvienne, à défaut de s’être opposé.
Mais je comprends bien que ta question va au-delà du fait de penser ce qui a
lieu. Elle porte sur son contenu de vérité et sa portée morale : que sommes-nous
capables de penser, qui nous engage, et de quelles pensées vraiment nécessaires
disposons-nous encore, quand nous disons Gaza ? Je crois qu’il faut admettre que
ce sera toujours trop peu et à côté de l’énormité du crime. Un crime dont nous
sommes aussi partie prenante, ne l’oublions jamais. Il faut écarter les excuses,
les protections et les précautions, c’est la condition pour qu’on débouche non
seulement sur une qualification de circonstance, mais sur des questions
radicales, dont les réponses seront longues à trouver et à ajuster.
Ta formulation comporte une indication précieuse en ce sens : « qu’est-ce que la
pensée vaut face à un génocide ? » La pensée vaut ce qu’elle peut : rien ou
quelque chose selon qu’elle prend la mesure de son dénuement et de son exigence.
Car génocide est l’un des noms de cette extrémité qui subvertit la rationalité
au sens ordinaire, déborde la déduction, la représentation, l’évaluation du pour
et du contre. Mais que veut dire, en l’occurrence, « un » génocide ? Que tous
les critères, les marques distinctives énumérées dans sa définition juridique et
repérables par analogie historique sont constatées ?
Sans doute, et cela fait beau temps que seuls des valets et des portevoix de
l’assassin, ou des « amis du peuple juif » pour qui la vérité compte moins
qu’une solidarité communautaire aveuglée, s’obstinent à en nier la réalité. Au
prix de l’abjection. Hélas Gaza n’est pas un génocide « possible », à discuter,
à venir et à prévenir : c’est un génocide en marche, exécutésous nos yeux avec
une inflexible détermination et sans véritable opposition, dont seule demeure
encore incertaine la solution finale.
Déjà Gaza n’existe plus, tandis que sur ses ruines errent deux millions de
spectres privés de nourriture, chassés d’un point d’extermination à un autre…
Mais dire « un génocide » suggère aussi qu’il faut comparer. Des génocides, il
n’y en a pas tous les jours et pas n’importe où, mais il y en a d’autres que
Gaza, dans le passé et même dans le présent : au Soudan, pour n’en nommer qu’un
dont l’occultation, à beaucoup d’égards, est aussi insupportable que
l’exposition de Gaza, et fait partie d’une même catastrophe (je vais y revenir).
La pulsion de mort parcourt le monde en y semant la dévastation et les cadavres.
Mais dire cela, ce n’est que donner un autre nom au problème.
Cependant chaque génocide – quelle expression : chaque génocide ! – a des
caractéristiques historiques, politiques et morales uniques, et ce sont elles
qu’il faut « penser ». Ce qui notamment fait l’unicité de Gaza, et provoque en
nous le sentiment d’une contradiction insupportable, ce n’est pas seulement le
fait que le génocide soit perpétré par des Juifs qui (pour certains au moins)
sont les descendants des victimes de la Shoah – le génocide des génocides. Mais
c’est le fait que celle-ci, après que sa mémoire ait été institutionnalisée,
soit instrumentalisée pour préparer, motiver, organiser et faire accepter Gaza.
La Shoah en tant qu’événement destructeur et fondateur, indissociable
aujourd’hui de ce que Jean-Claude Milner a appelé « le nom Juif », et par où ce
nom et ceux qui le portent sont, qu’ils le veuillent ou non, attachés à un
exemple sans équivalent d’anéantissement de l’homme par l’homme, témoins de sa
monstrueuse possibilité, avertisseurs de sa répétition, ne cesse de participer à
la justification du génocide de Gaza commis par Israël : en soutenant
l’affirmation que les « victimes du génocide » ne sauraient évidemment le
perpétrer à leur tour, mais aussi, contradictoirement, en les autorisant à
franchir impunément toutes les limites du droit et de l’humanité pour se
« protéger » eux-mêmes de son retour éternel, dont ils se disent ou se croient
menacés.
« Pas nous » et « seulement nous », proclament les Israéliens selon les besoins
de leur autojustification, en invoquant Auschwitz et les pogroms qui l’ont
préparé. Ainsi, dans une causalité « diabolique » (Poliakov), la Shoah engendre
Gaza par l’intermédiaire de ses héritiers, et donc y perd son sens, non
seulement pour les Juifs, mais pour nous tous[2]. Comment allons-nous pouvoir
situer cette tragédie dans l’histoire, ou dans le « réel », et comment
allons-nous réagir ? Qu’est-ce que nous en ferons dans nos pensées et dans nos
vies ?
Je dis que c’est ce qu’il faut « penser », mais je ne sais pas trop comment, par
quelle logique. Car c’est à la fois le ressort de son effroyable efficacité (qui
osera contredire les héritiers de la Shoah ?), et le renversement de toutes les
valeurs, morales et intellectuelles (qui osera encore proférer le « plus jamais
ça » ?). Notre conversation aidera peut-être à sortir de ce blocage.
continua qui
L'articolo Étienne Balibar: Pensare (a) Gaza proviene da EuroNomade.